Vignes de Verdigny : Caillottes et Terres Blanches, deux mondes sous la vigne

16/06/2025

De la terre au verre : pourquoi cette question obsède Sancerre

Pour qui arpente les pentes de Verdigny, la question surgit vite, comme une évidence : qu’est-ce qui change vraiment, entre un rang planté sur caillottes et son voisin des terres blanches ? Le débat n’anime pas seulement les salons parisiens ou les dégustations pointues ; il façonne, au quotidien, la vie des vignerons, la personnalité des vins, et même le destin des familles. Sancerre s’est construit sur une mosaïque de terroirs, mais ici, à Verdigny, caillottes et terres blanches sont plus qu’une affaire de sol : c’est la mémoire de millions d’années, compressée sous la semelle. Pour bien saisir les différences et leurs répercussions sur le vignoble, il faut plonger plus profond, à la fois sous le sol et dans les usages du métier.

Comprendre les fondamentaux : géologie, localisation et histoire

La trilogie sancerroise : silex, caillottes, terres blanches

Le vignoble de Sancerre est célèbre pour sa trilogie géologique : silex à l’est, terres blanches à l’ouest et sud-ouest, caillottes principalement au centre. À Verdigny, la carte se brouille un peu : le relief et l’histoire des mouvements de la Loire font alterner les parcelles comme les mots d’un poème.

  • Caillottes : sols issus du calcaire du Kimméridgien, mais plus meubles, riches en petits cailloux blancs, apparus il y a environ 150 millions d’années. Les caillottes se rencontrent surtout sur les coteaux exposés sud et sud-ouest, vers Verdigny, Chavignol et Bué. Elles offrent profondeur limitée (30 à 50 cm parfois), un drainage rapide et une reprise de chaleur efficace.
  • Terres blanches : sols provenant du même étage géologique (Kimméridgien supérieur), mais plus argileux, mariant cailloutis et marnes blanches (mélange d’argile et de calcaire). On les repère facilement, après la pluie, à la croûte blanche qui craque sous la botte, et à la lourdeur du pied. Leur profondeur est plus élevée (jusqu’à 1 mètre), et la structure marneuse retient l’eau bien plus longtemps.

L’histoire, elle, n’est pas neutre : jusqu’au XX siècle, chaque type de terroir favorisait un mode de culture et une valorisation différente. Les terres blanches, plus difficiles à travailler, souvent réservées aux vignerons patients ou aux familles enracinées, alors que les caillottes favorisaient l’agilité, la précocité, parfois l’audace.

Source : Vins de Sancerre AOC – Géologie et terroirs

Climat, culture et rythme : deux “vignes”, deux vies

Sur caillottes : éclat, nervosité, rapidité

Sur caillottes, la vigne a faim et soif. Le sol étant peu profond et caillouteux, la racine plonge vite pour chercher l’humidité des poches de marne coincées entre les galets calcaires. Le cycle de maturation est rapide : la vigne démarre plus tôt au printemps, les raisins véhiculent une acidité tranchante, des arômes vifs, une tension que l’on retrouve dès la première gorgée. Les rendements, selon les années, oscillent souvent entre 45 et 55 hl/ha. Cela pousse les vignerons à anticiper les dates de vendange : parfois une semaine d’écart entre caillottes et terres blanches, même au sein d’un même village.

Anecdote de terrain : “Le printemps 2022, brûlant et sec, a vu certaines vignes sur caillottes boucler leur maturité avec dix jours d’avance par rapport à celles des terres blanches — un décalage jamais vu depuis au moins deux décennies.”

Sur terres blanches : profondeur, rétention, maturité lente

Sur terres blanches, le jeu est tout autre. L’argile donne de la réserve : après une pluie, on sent sous le pied la lourdeur, comme si la vigne buvait à grandes lampées. Ce sol retient mieux les minéraux mais ralentit la maturation. Typiquement, les vendanges s'étendent plus tard. Ici, le stress hydrique est plus rare, même lors des étés extrêmes (on le constate encore lors de la canicule de 2022, où certaines parcelles de terres blanches affichaient fièrement leur feuillage vert quand les caillottes, elles, paraissaient grisées, lasses).

Chiffre marquant : Sur Sancerre, les terres blanches couvrent environ 40% de l’aire d’appellation, tandis que les caillottes avoisinent 35% (source : InterLoire).

Pour le vigneron : deux terroirs, deux métiers ?

  • Taille et entretien : Sur caillottes, la pousse rapide impose des interventions rapprochées : ébourgeonnage précoce, surveillance fine pour limiter le stress hydrique. Il faut savoir anticiper la maturité, car la concentration en sucre peut grimper d’un coup. Dans les terres blanches, la taille se fait plus tard, l’effeuillage demande de la patience, et la conduite sur fil de fer est souvent plus vigoureuse (la vigne, bien nourrie, a tendance à “monter à bois”).
  • Travail du sol : Les caillottes sont moins collantes ; après une pluie, on peut retourner dans la vigne plus vite. Sur terres blanches, la marne retient tant l’eau qu’il faut souvent reporter le travail après la pluie, sous peine de compactage désastreux. Le recours à l’enherbement est variable selon le sol et l’époque.
  • Maladies et traitements : Les terres blanches, du fait de leur humidité, sont parfois plus sujettes au mildiou, à la pourriture grise ou à l’oïdium (surtout sur les années humides : 2016 reste un mauvais souvenir pour tous les vignerons du coin). Sur caillottes, le risque majeur c’est l’échaudage, ce coup de chaud qui “cuit” la baie — surtout sur feuille nue.

Le goût, l’identité : quand le sol s’entend jusqu’au verre

Les vins issus de caillottes : brillance, éclat, immédiateté

  • Nez “citrus” (citron, pamplemousse), parfois à la limite de la feuille de cassis ou du chèvrefeuille
  • Bouche tendue, minérale, souvent sur le fil, très persistante
  • Piquante jeunesse : ce sont des vins idéalement bus sur 2-5 ans, dont la vivacité séduit dès l’apéritif ou sur les fromages frais de chèvre

Un exemple emblématique : le Sancerre “Les Monts Damnés” (Chavignol) — une majorité sur caillottes — exprime cette tension et ce grain de sel propres au calcaire vif.

Les vins issus de terres blanches : ampleur, gras, complexité

  • Nez “fruits mûrs”, notes de pêche, parfois de poire, ou de pierre à fusil
  • Bouche plus ronde, structurée, avec une allonge légèrement miellée et une acidité enrobée
  • Capacité de garde supérieure (5-10 ans), le vin se révélant après quelques années en bouteille

On raconte qu’autrefois, les plus grands blancs de garde (“La Moussière”, “Le Grand Chemarin”) provenaient presque exclusivement des terres blanches. À l’aveugle, c’est là que les vignerons de Verdigny essaient toujours de “deviner le terroir”, car la différence, même masquée par l’élevage, reste sensible sur la longueur.

Source : La Revue du Vin de France

Aujourd’hui : évolutions, enjeux et paradoxes

Le climat, la sélection, l’avenir

Depuis vingt ans, le réchauffement climatique rebâtit le paysage : sur caillottes, on vendange parfois à la mi-août, du jamais-vu avant 2005 ; sur terres blanches, la fenêtre de maturité s’avance elle aussi, rendant certains équilibres plus fragiles. De nouveaux porte-greffes sont testés pour décaler la maturité ou renforcer la résistance au stress hydrique, surtout sur caillottes.

Paradoxalement, certains domaines plantent désormais le pinot noir sur des terres blanches — un retournement historique, tant ce cépage demandait jadis de la chaleur rapide fournie par les caillottes.

La question du “pur terroir” à l’ère des assemblages

Traditionnellement, les anciens assemblaient : un tiers caillottes pour l’éclat, deux tiers terres blanches pour la charpente… Aujourd’hui, la mode pousse à la sélection parcellaire. Ce qui permet de découvrir plus finement les nuances de chaque terroir, mais peut masquer la complémentarité qui a fait la renommée du Sancerrois.

  • Environ 27% des domaines revendiquent aujourd’hui une cuvée “pur terroir” (source : Vins du Centre-Loire, rapport interne 2022)
  • Mais 60% assemblent encore, ne voulant pas perdre l’identité historique du Sancerre composite

Pistes à explorer et héritages à transmettre

La confrontation entre caillottes et terres blanches n’est pas qu’affaire de géologie ni d’œnologie. C’est aussi une question de regard et d’écoute : chaque parcelle porte en elle l’accumulation lente d’une histoire familiale, d’un savoir-faire, et, plus récemment, de choix techniques qui engagent l’avenir du vignoble dans un contexte climatique mouvant. Évolutions des pratiques, retour du travail à la main, réflexion sur le végétal – ou sur la part d’ombre laissée volontairement à la terre – font aujourd’hui des terroirs de Verdigny un laboratoire vivant où, plus que le vin, se façonne une manière d’habiter la vigne et de la raconter.

Pour saisir, vraiment, ce qui distingue un caillotte d’une terre blanche, il faut accepter de descendre sous la surface — jusque dans cette “mémoire vivante” que chaque millésime, chaque geste, chaque choix de vigneron vient graver, année après année.

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